C’était dimanche. Je venais de quitter S*** qui allait chercher sa fille à la gare. M’apprêtant à rejoindre ce qui me tient lieu de retraite pour y préparer des cours, lire ou encore rêver, je remarquais, au moment d’entrer dans ma voiture, une barre de rochers Suchard oubliée sur la banquette arrière. Ce sont ses préférés et j’ai pris l’habitude de lui en acheter en veillant à respecter un subtile équilibre entre plaisir d’offrir et culpabilité de soumettre à la tentation une personne que je sais très sensible à ces petites boules noires. « C’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas et cette chose, moi, je peux vous la fournir. »
Le chauffage de sa maison venait de lâcher et je ne pouvais imaginer la voir rentrer dans une maison froide sans pouvoir se consoler un peu. Il m’arrive souvent de penser que les gens que j’aime ont froids et cette pensée m’est insupportable. Je pris donc la décision de faire un détour par la gare pour lui remettre le précieux chargement. Son sourire et le plissement de ses yeux confirmèrent très vite que la magie du chocolat opérait encore.
Avant de poursuivre ma route, je décidais d’aller jeter un coup d’œil à la presse au kiosque de la gare. J’espérais bien tomber sur quelques pépites, pas de chocolat celles-ci, mais toutes aussi problématiques. Au plaisir de dévorer des articles se mêlerait un sentiment de culpabilité d’être une fois de plus dans un excès de prodigalité, comme cette gourmandise qui lorsqu’elle est satisfaite ne manque pas de rappeler à sa victime qu’elle a encore franchie la ligne qu’elle se promettait pourtant de ne plus approcher.
Le dilemme fut vite réglé et c’est sans honte et tout à mon plaisir que je cédais une fois de plus en feuilletant d’abord puis en achetant ensuite quelques magasines, une revue et le journal Le Monde.
Comme je ne conçois pas la visite d’une exposition ou d’un musée sans un détour par la cafétéria de celui-ci ou un verre dans un bar aux alentours de celle-ci je m’accordais un moment de pur bonheur : lire quelques articles dans le café le plus proche avant de rentrer pour me mettre au travail. Le petit café, dans la galerie juste à l’angle côté voyageur était tout à fait indiqué. Pas le genre d’endroit où l’on s’installe. On n’y fait que passer en attendant son train ou la personne qu’on est venu accueillir. Ce non lieu m’allait très bien. A peine avais-je ouvert le premier magasine, qui consacrait un dossier à Michel Foucault, que j’y lisais quelques extraits d’un livre à venir : l’autobiographie de Stanley Cavell. Plaisir redoublé car ces deux philosophes faisaient parti de ceux que je me réjouissais de fréquenter dans les jours, les mois ou les années à venir. Mais, comme si ça ne suffisait pas à mon bonheur, je reconnu les première notes de la chanson de Whitney Houston, Saving all my love for you. Une chanson qui est à tout jamais associée à un voyage à Lyon que je fis avec ma fille quand elle était petite. Je m’étais détourné un instant de la philosophie pour laisser venir à moi des souvenirs plutôt heureux avant de revenir aux pages de ma revue.
« Vous pouvez me garder mes affaires, le temps que je m’absente pour aller aux toilettes ? », me dit un Monsieur d’un certain âge qui avait « spontanément » placé toute sa confiance en moi pour veiller sur ses deux sacs et un sachet en plastique rempli de je ne sais quoi. Je confirmais immédiatement, lui disant qu’il pouvait s’éloigner sans crainte. « Ne payez pas votre café, c’est moi qui le prend bien sûr » insista-t-il aussitôt malgré mes « c’est gentil, mais…! » et ma mine qui indiquait que mon geste ne méritait pas tant de remerciements.
A son retour il engagea à nouveau la partie tout en déplaçant ses affaires pour les remettre à la place qu’il occupait à une table juste en face de la mienne. J’ai très vite compris que je n’aurais pas le dessus et qu’un nouveau refus de sa proposition risquait de le mettre mal à l’aise. Il régla donc mon café avant de se commander un ballon de rouge.
– Vous savez, la dernière fois j’ai demandé à un jeune de me garder mes bagages et il est parti avec…
Le ton n’était pas de ceux qu’on pourrait imaginer dans la mise en récit de ce genre d’aventures car on aurait presque pu croire qu’il n’en voulait pas au petit voleur. Qu’il souriait de s’être fait avoir. Que tout ça n’avait pas d’importance. Son allure plutôt joviale et le ton dépourvu de toute animosité me le rendit plutôt sympathique.
– Vous êtes de Metz ?
– Oui.
– Moi j’ai été contrôleur à Hagondange, et puis j’ai travaillé cinq ans à Metz.
-…
Son fort accent du Midi, les bagages, le train, son âge – il était peut être en retraite – pouvaient laisser croire qu’il était venu rendre visite à d’anciennes connaissances, à moins qu’il ne soit descendu là pour un changement de train.
– C’est mon père qui m’a accompagné la première fois à Hagondange et avant de partir il m’a donné un billet de 10 francs…
A l’évocation du geste de son père, qui l’avait sans doute installé pour sa prise de fonction en Lorraine, il avait mis la main sur son cœur et j’ai senti un léger tremblement dans sa voix. Le souvenir du sacrifice du père et la douleur encore vive de son absence auraient pu le faire fondre s’il n’avait embrayé sur un autre sujet.
– Je viens de Montpellier.
– Votre équipe marche très fort en ce moment.
– Oui mais vous savez, moi, c’est l’OM mon club. Montpellier… Non !
En amenant la conversation sur le terrain du football je pensais avoir misé là sur une « ressource sûre » mais je compris très vite que c’est ailleurs qu’il voulait m’entraîner…
– Avant à Montpellier c’était très bien mais vous savez maintenant c’est plus possible, c’est une catastrophe…
Hélas, il n’était plus question de résultats d’un club dont il se plaignait mais d’autres maux qu’il attribuait aux jeunes mais pas n’importe quels jeunes … La sympathie que j’avais spontanément éprouvée pour cet homme m’était devenue subitement plus difficile à soutenir. J’avais senti le vent tourner et comme pour lui préserver son bon côté je cherchais le moyen d’abréger les échanges ; une conduite de désengagement pas trop brutale qui préserverait la face de chacun. L’occasion m’en fut donnée par son propre engagement auprès du serveur pour renouveler sa commande, « Garçon ! Vous m’en r’mettrez un autre…». J’en profitais pour m’éclipser discrètement, non sans l’avoir salué.
Mon café était payé.
Mais il n’avait plus le même goût.
Leave a Reply