Soucieuse image
En tête à tête avec lui même, James s’observait. Voyant son reflet, il remarqua qu’il était toujours le même. Il fut très surpris car il pensait que les ans auraient fait la différence. Lisse, propre, gris, les cheveux hirsutes, il semblait comme assigné un âge fixe – que dis-je – à une image fixe car rien n’avait imprimé sa marque, aucune nuance ne s’était affichée. James était songeur, il se parlait à lui même dans l’espoir qu’une réponse lui serait apportée.
- Etrange, qu’est-ce donc que ce visage ? Cette face sur laquelle rien ne s’accroche où tout semble glisser. J’aimerais tellement marquer, j’aimerais que l’on me voit tel que je suis sans avoir à me deviner… Allez bouche, parle ! Allez cerveau, répond moi ! Tu te dis penseur : alors apporte moi quelques réponses ?
En échos à ces paroles, le reflet n’eut qu’un silence qui résonna comme un bruit fracassant. Les bras ballants, James – dépité – s’éloigna de cet autre lui-même, s’allongea sur son lit et s’absorba dans la contemplation du plafond qui ne tarda pas à lui évoquer la blancheur d’une page. Espérant s’assoupir, il senti que ses paupières se faisaient de plus en plus lourdes et il se laissa glisser vers l’inconnu…
Le voilà dans un ascenseur plutôt chic comme on peut en voir dans certains Grands Hôtels. Les dorures et une musique easy accompagnent sa descente tandis qu’il s’interroge sur sa destination. Au bout de quelques minutes, il débarque dans une immense pièce blanche où le plafond de sa chambre est encadré et exposé. On dirait un monochrome. Il s’approche de cette curieuse exposition où les visiteurs sont absents. Personne pour admirer le bout de plâtre. Aimanté par sa curiosité légendaire, il pose une main sur le mur en ne sachant pas vraiment pourquoi, espérant secrètement que quelque chose se passe. A peine l’a-t-il posée que le mur s’effrite puis s’effondre totalement devant ses yeux ahuris pour laisser place à un long et sombre couloir recouvert d’un grand tapis rouge.
James s’y engouffre. Il foule le tapis, au demeurant fort moelleux, d’un pas craintif. Se retournant de temps à autre, il distingue au loin l’espace précédant devenu un imperceptible petit point blanc perdu dans la nuit. Au bout de quelques mètres, un homme, plutôt élégant se dresse devant lui. Ses mains croisées derrière le dos il affiche un large sourire de bienvenue.
- Bienvenue Mr James ! Nous vous attendions.
- Vous m’attendiez ? surpris ! Puis-je savoir qui vous êtes ?
- Pardon, où avais-je la tête, je m’appelle… Excusez moi puis-je vous débarrasser de vos effets ?
- Non je vous remercie, je ne quitte jamais mon gilet.
- Bien… Un peu froissé par ce refus. Je m’appelle « Sur-moi ».
- Un nom bien étrange mais il ne m’est pas inconnu… hésitant.
- Je suis pour ainsi dire un « familier », un serviteur… à votre service Mr James. Pourriez-vous me suivre s’il vous plaît, les autres nous attendent.
- Ai-je vraiment le choix ? Moqueur comme pour masquer sa crainte. Regardant autour de lui.
- Vous avez raison c’est une voie sans issue… a priori. Par ici je vous prie. Toujours sur un ton calme et distingué.
James et « Sur-moi » poursuivent leur progression dans le long couloir qui semble ne jamais devoir finir. Un peu méfiant, il observe son acolyte. Il lui trouve des allures de serviteur anglais ; tenue impeccable, tout en tension, non sans élégance, mais doté d’un petit rictus qui laisse craindre une certaine jouissance éprouvée au respect de l’ordre et des règles. Intrigué par cet étrange personnage, James lui pose quelques questions.
- Dites moi « Sur-moi » avez-vous un supérieur hiérarchique qui vous contraint, qui vous pousse à avancer ?
- Curieuse question ? Il me semblait que vous étiez au courant Mr James. Dubitatif, il reluque James de haut en bas.
- J’ignore même où je me trouve alors comment voulez- vous que je sache qui vous pousse à avancer… légèrement irrité.
- Mais c’est vous-même monsieur ! Très calme, sur le ton de l’évidence.
- Comment ça ?
- Vous m’avez… enfin, vous « nous » avez appelé.
- Mais enfin qui est ce « nous » auquel vous faite référence depuis notre rencontre ?
- Malheureusement, je ne puis vous le dire tant que vous n’aurez pas éprouvé l’impérieuse nécessité de les rencontrer.
- Légère hésitation… Décidé. Bien, quand aurai-je le plaisir de rencontrer votre, notre… « joyeuse bande » ? Ironique, ne masquant pas son agacement.
- Très bientôt car nous arrivons à destination.
Stupéfait d’être traité en maître, James s’interroge de plus en plus sur la tournure de cette aventure. Après quelques minutes de marche soutenue mais normale, « Sur-moi » accélère le pas pour se trouver près d’une porte derrière laquelle James entend une musique plutôt Jazzy. « Sur-moi » ne masque pas sa joie d’être enfin arrivé et la pression de sa main posée sur la poignée de la porte traduit même une certaine excitation.
- Mr James, si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer.
James obéit à son étrange serviteur et pénètre dans une pièce chaude et enfumée. Un de ces endroits qui vous enveloppe immédiatement, dans lequel il vous semble que rien ne peut vous arriver, loin des bruits du monde. Ce pourrait être un fumoir, un de ces clubs où les riches fumeurs de cigares viennent se détendre autour d’un verre de scotch et devisent calmement, à l’infini, sur le devenir de ce monde. Planté au milieu des tables, des cendriers et des verres à moitié pleins, James se fige et constate qu’il n’y a personne… Excepté lui et « Sur-moi ». Pourtant, après quelques pas, il capte les bruits de plusieurs conversations comme si la pièce commençait à se remplir. Un peu surpris, intrigué, James se retourne vers son compagnon de voyage qui est passé derrière un bar.
- Où sommes-nous ? J’entends mais je ne vois rien !
- C’est normal le ton est presque « médical ». Je vous conseille de prendre un verre avant de continuer. Je crois savoir que vous aimez le vin blanc.
- « Sur-moi » vous connaissez bien des choses… Fier de son bon mot, manière pour lui de reprendre la main sur une situation qui lui échappe en partie.
- Mr James, nous connaissons votre appétence légendaire pour les bons mots. Vous n’êtes pas ici tenu à laisser libre cours à votre penchant ; nous avons bien d’autres choses à découvrir… Le ton calme et assuré est celui d’une personne qui reprend immédiatement la main et semble en savoir beaucoup plus long sur son interlocuteur que lui-même.
- N’ai-je pas quelques droits sur cet endroit ? Incorrigible James qui ne résiste pas une fois de plus, comme pour bien signifier qu’il ne retiendra pas la leçon. Allez- vous enfin me dire ce que je suis sensé faire ici ?
- Mon rôle est celui d’un serviteur à qui l’on se confie et qui vous montre la voie ; ce que je m’apprête à faire. D’un geste de la main, « Sur-moi » indique une nouvelle porte. Je vous suggère de vous rendre dans cette pièce sans plus tarder.
- Que vais-je y trouver ?
- Une toile.
- Vous savez, j’ai beau être dessiné, être un « être de papier » pour autant je ne sais pas peindre.
- Et pourtant, c’est là le sujet de votre visite. Sentencieux et bienveillant.
- La peinture ?
- Non… j’utiliserais plutôt le terme … « dépeindre ».
- Attention « Sur moi » ! Vous êtes entrain de céder à un bon mot…
- Evitez cette diversion. Nous pourrions vous et moi, nous le savons, poursuivre l’échange sur ce ton badin, mais ce n’est pas le propos, ce n’est pas la question. Allons à l’essentiel, voulez-vous ? Il signifie clairement à James qu’il lui en faudra beaucoup plus, pour être détourné de son devoir. Parlons plutôt du votre envie de vous dépeindre ou du moins de vous représenter. Vous êtes ici pour ça. L’ordre n’est pas négociable. A présent, allez jeter un œil dans la pièce d’à côté, nous aurons tout le loisir de nous revoir plus tard.
Tout n’est pas encore très claire pour James mais qu’a-t-il à perdre ? Le jeu semble même déclencher en lui une certaine excitation. Son verre à la main, il décide de franchir cette nouvelle porte.
Dans un petit salon, une toile blanche et, lui faisant face, un siège qui visiblement attend un visiteur. James constate, sur une petite table dressée à la droite du siège, un alignement de pinceaux et des gouaches de toutes les couleurs. Guidé par ce dispositif il prend place, s’assoit sur le siège et fixe longuement la surface blanche immaculée. Il pense commencer à saisir les raisons de sa visite, le franchissement des portes, la déambulation dans les couloirs au côté du serviteur… Il est face à une épreuve. Le défi d’un serviteur qui, l’ayant pris au pied de la lettre, l’a guidé vers ce qui l’intrigue depuis toujours, à savoir, lui-même.
Devant l’énormité de cette révélation il amorce un mouvement de recul, s’apprête à quitter précipitamment le petit salon dans l’espoir de retrouver un peu de compagnie pour reprendre ses esprits, raconter son étrange aventure comme pour s’en débarrasser mais tout l’espace qui l’entoure a changé. Le petit salon est devenu soudainement une pièce ronde persée de plusieurs portes. James tend l’oreille puis regarde par le trou d’une serrure. Il découvre quelqu’un – un ou une inconnue – qui comme lui se trouve face à une toile blanche en essayant tant bien que mal de « dépeindre ». Apeuré, James retourne dans sa pièce. Mutique, il fixe la toile en songeant à la question qui l’obsède : « qui suis-je ? ». Lentement, ses mains se dirigent vers un pinceau. Il trempe mollement la pointe de celui-ci dans différentes couleurs, prêt à déposer sur la toile la première touche d’un auto-portait. Chaque centimètre qui sépare la toile du pinceau lui semble une station de chemin de croix mais avant d’atteindre le but ultime auquel il se trouve assigné, d’inscrire le premier trait, il laisse soudain échapper ces paroles à travers un cri : « Est-ce que je me connais ? ». A cet instant, la main de « Sur-moi » saisit le poignet de James pour arrêter son geste.
- Très bonne question Mr James !
- Vous m’avez fait peur !
- Navré d’avoir pris cet air dramatique pour cette entrée. Tout en contrôle, comme il se doit, « Sur-moi » s’excuse d’avoir été dans l’exagération.
- Que se serait-il passé si j’avais atteint ma toile ? Soulagé, comme on peut l’être en sachant qu’on est passé tout près d’une catastrophe. Mais qui sont ces autres que je ne connais pas ? Il découvre que « Sur-moi » n’est pas venu seul.
- Une réponse à la fois Mr James. A la question « qui suis-je ? » vous avez vraiment cru qu’une réponse magique apparaitrait sur cette toile ? Il souligne respectueusement la naïveté de James, en évitant de le blesser. Nous sommes ce que nous sommes et dès lors que nous commençons à nous dépeindre nous nous engageons dans une entreprise dont on mesure mal les pièges et les fausses pistes. C’est l’énigme et l’histoire de toute vie. Dans ce geste qu’est le vôtre, celui du portraitiste cherchant à se dessiner, vous avez commencé par vous poser la bonne question : « est-ce que je me connais ? ». Vous comprendrez qu’entant que « sur-moi » et malgré la science et la sagesse que vous me prêtez, malgré mon rang, je serais un bien piètre valet si j’avais la faiblesse de céder à cette requête en prétendant répondre à votre place. Mais d’autres le peuvent. Pour les rencontrer, il vous suffit de le vouloir.
- Mais, « Sur-moi », vous devriez me connaître, vous à qui j’ai donné ce nom qui vous va si bien. Dépité, déstabilisé par le ton et les propos de son fidèle ange gardien. N’avez-vous que ces réponses énigmatiques en magasin, rien d’autres de plus agréable, de plus réconfortant !
- Je pense que vous n’avez pas encore bien saisi le sens de mes propos, mais c’est sans importance. Pour l’instant vous serait-il agréable de rencontrer d’autres personnes plus complaisantes peut-être. Le souhaitez-vous ?
- Sans hésitation. Déterminé.
- Laissez moi donc vous présenter mes collègues… Sur un claquement de doigts les deux collègues de « Sur-moi »se rapprochent.
- Mr James, laissez moi vous présenter tout d’abord, « Sur-vous ».
- Bonjour Mr James, comme vous vous en doutez on m’a beaucoup parlé de vous. Il s’approche et serre la main de James avec enthousiasme.
- Et voici, « A mon propos ».
- Bonjour Mr James. Si vous saviez tout ce qui se dit. Je suis sûr que nous sommes fait pour nous entendre. Même enthousiasme que son collègue.
Surpris devant cette petite assemblée délirante, James n’en croit pas ses yeux.
- J’imagine que « Sur-vous » et « Sur-moi » devez être très proches ? Ironique, quelque peu désabusé à l’idée de la difficulté du dialogue qui pourrait s’en suivre.
- Vous avez raison Mr James, nous sommes un peu de la même famille. Je n’existe et n’ai de valeur que grâce à « Sur-moi » que je respecte comme un supérieur, ce qui n’est pas le cas pour « A mon propos » que je peine à considérer comme un égal.
- Si je comprends bien, il va me falloir affronter cette tempête et sous un crâne, naviguer entre vos différents points de vue. James, par un geste qui ne trompe pas, se gratte la tête, se parle à lui-même comme on le fait pour se donner du souffle, du courage, avant de sauter un obstacle. Mais avant cela j’aimerais connaître la position d’ « à mon propos » à mon sujet.
- Les mots vont par ci, par là Mr. James. Vous ne pouvez pas imaginer tout ce qui peut se dit. « A mon propos » se doit d’être discret. Il doit tenir au secret certaines informations qui pourraient être utilisées par « Sur-vous » et par conséquent compromettre la place qu’il occupe auprès de vous. Vous n’êtes pas sans ignorer que la compétition est rude entre nous cependant je vais prendre le risque de vous livrer deux ou trois éléments sur ce qui se dit …
- Je vous défends de parler davantage car il s’agit d’informations provenant de « Sur-vous » ! « Sur-moi » vient d’interrompre soudainement l’échange qu’il n’avait cessé de suivre, légèrement en retrait.
- Calmez-vous « Sur-moi », ne vous énervez pas. Réponds « Sur-vous » car si l’on va dans votre sens, en tant que « Sur-vous », j’en sais peut-être plus que vous « Sur-moi ». Qui sait ?
- Petit arriviste ! Rappelez vous que c’est moi « Sur-moi » qui vous convoque ! Vous ne pensez pas, je l’espère, m’impressionner avec vos petites menaces. « Sur-moi » semble avoir un instant perdu le calme qui le caractérise. Il se ravise très vite, et rappelle à « Sur-vous » qui est le maître.
James ayant senti le ton monter décide d’interrompre la querelle dont il pressent qu’elle ne mènera nul part et surtout l’éloignera du but qu’il poursuit.
- Messieurs, je prends conscience de la difficulté qu’il y a à s’entendre sur une seule personne – moi en l’occurrence. Je pense que nous devrions en rester là. L’envie de me dépeindre tel que je suis reste entière mais peut-être ce temps n’est-il pas encore venu.
- Repartir sans réponses alors que nos compétences sont reconnues par tout le monde ! Nous sommes sollicités de toute part. Les carnets de commande sont pleins. On ne sait plus à qui donner de la tête. En chœur, les trois serviteurs, interloqués, n’en revenant pas qu’on puisse ne pas désirer davantage connaître leurs réponses.
- Oui… eh bien non ! Dit James, ferme et un peu gêné à la fois.
- C’est une première n’est ce pas « Sur vous » ? Vous allez la noter sur vos tablettes. Ca ne vous est pas arrivé tous les jours. J’espère que vous-vous en souviendrez ? Dit « Sur moi » comme pour se distinguer des autres et reprendre sa place auprès de James.
- Continuez votre travail, je n’ai rien contre. Apaisant. D’ailleurs, je ne vous chasse pas vous m’êtes plutôt sympathiques et je suis persuadé que, plus tard, nous continuerons à échanger. Bon prince. Je crois même que vous m’avez-convaincu d’une chose : je ne parviendrai pas à mon but sans votre aide.
- Très bien Mr. James. Quand vous le déciderez nous serons-là. Ils se retirent. James les salue d’un geste amical de la main.
De nouveau face à la toile, et à lui-même il se demande comment sortir de la pièce. Il décide alors de peindre une porte qu’il s’empresse d’ouvrir. Derrière elle, un grand vide qui l’aspire.
James se réveille en sursaut. Il « réalise », après quelques moments d’incertitude. Les yeux grands ouverts, il fixe son plafond d’où il voit apparaître, se détachant sur le fond blanc, une fissure, une ligne : peut être un premier coup de crayon…?
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